Le mot du Président du Collectif

Éric Fontaine

Président de la Société francophone nutrition clinique et métabolisme (Sfnep), médecin responsable de l’Unité de nutrition artificielle du CHU de Grenoble (38), fondateur du Collectif de lutte contre la dénutrition.


Le Collectif de lutte contre la dénutrition : Pourquoi avoir voulu créer un collectif de lutte contre la dénutrition ?

Éric Fontaine : Parce qu’aujourd’hui, dans un pays d’abondance comme la France, la dénutrition tue. Parce que l’on dispose dans l’absolu de tous les savoirs et toutes les solutions pour empêcher cela, mais que rien ou trop peu n’est fait, faute de moyens et de prise de conscience. Parce que ce sont quelque 2 millions d’enfants, d’adolescents, d’adultes atteints de maladies chroniques et de personnes âgées à l’hôpital comme à domicile que l’on laisse dépérir en détournant le regard.

Face à cette situation insupportable, nous avons le devoir d’agir. Les colloques de spécialistes et le fait de tirer la sonnette d’alarme dans les huis clos des conseils d’administration des hôpitaux ou au ministère de la Santé n’ont jamais rien donné d’ambitieux. Avec d’autres, nous avons la conviction que seule une mobilisation de la société pourra faire comprendre l’ampleur du fléau afin de contraindre les politiques et l’administration à regarder et traiter le sujet comme ils ont été obligés de le faire suite aux mobilisations citoyennes sur le traitement de la douleur, la prise en charge des patients séropositifs ou celles pour limiter les infections nosocomiales.

J’ai rassemblé autour d’une table des associations de patients, aidants, proches et usagers des établissements de santé, des médecins, diététiciens, chirurgiens-dentistes, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, pharmaciens, anthropologues, sociologues, philosophes, économistes, gestionnaires et usagers de maisons de retraite acteurs de l’économie sociale et solidaire et de la nutrition clinique, des personnalités religieuses et politiques afin de publier ce manifeste pour que demain la France s’engage et mette fin à ce fléau. Nous avons travaillé durant de nombreux mois afin de dégager dix propositions que nous allons soumettre aux candidats à l’élection présidentielle de 2017.

CLD : Comment expliquer que la dénutrition soit si peu reconnue en France. Est-ce parce que l’on en parle pas assez ?

ÉF : Il faut savoir que malgré les progrès considérables de la médecine, le pourcentage de malades dénutris n’a pas baissé depuis les années 1960. C’est un fait. Et cela est rageant, car la dénutrition n’est pas une maladie incurable. Comme n’importe quelle maladie acquise, la dénutrition n’est pas une fatalité. Il est possible de la prévenir ou de la limiter. Si le traitement n’est pas un problème, le diagnostic en est un. Force est de constater que les professionnels de santé considèrent souvent la dénutrition comme un cofacteur (si on guérit de la maladie, on guérit de la dénutrition) ou comme une fatalité. Il est vrai que lorsque l’on prend en compte le problème trop tard, il est trop tard ! On peut guérir du cancer s’il est dépisté tôt. Si la tumeur est dépistée trop tard, on ne peut que ralentir le cours naturel des choses, mais pas enrayer le processus. Il en est de même pour la dénutrition. Son dépistage précoce est donc essentiel. Mais pour dépister et traiter précocement la dénutrition, il faut des moyens humains (médecins nutritionnistes et diététiciens) qui ne sont pas actuellement à la hauteur des besoins. À de très nombreuses reprises, nous avons alerté les pouvoirs publics sur cette question, mais force est de constater que nous avons échoué à obtenir les moyens nécessaires.

Ne pouvant rester sur ce constat d’échec, je tente aujourd’hui d’emprunter une autre voie et de poser le débat sur la place publique afin de mobiliser les citoyens. Je reconnais que cette initiative est audacieuse et inhabituelle, mais j’ai la conviction que seule la mobilisation de la société nous apportera du succès.

CLD : Qu’est-ce la dénutrition ?

ÉF : La dénutrition résulte d’un déficit énergétique et protéique de l’organisme, causé soit par une insuffisance des apports alimentaires, soit par une augmentation des pertes, soit par une association de ces deux causes. Ce n’est pas à proprement parler une maladie, mais un syndrome, c’est-à-dire une combinaison de facteurs qui vont concourir à la dégradation de l’état général. En pratique, elle se définit par un indice de masse corporelle (IMC) au-dessous des courbes minimales des carnets de santé, et une perte de poids involontaire de plus de 5 % en un mois ou de plus de 10 % en six mois. Lorsque c’est de la graisse, ce n’est pas grave, mais lorsque c’est du muscle, c’est beaucoup plus problématique.

CLD : À quoi reconnaît-on qu’une personne est dénutrie ?

ÉF : Historiquement, il existe deux formes radicalement opposées et relativement rares de dénutrition : le marasme, qui est comparable au jeûne chez quelqu’un qui ne serait pas malade, et le kwashiorkor, qui correspond à une dénutrition rapide accompagnant ou venant compliquer une maladie existante. Dans le premier cas, les gens maigrissent très lentement, progressivement, harmonieusement, mais à la fin, ils se retrouvent uniquement avec la peau sur les os. C’est un processus lent, mais qui se voit. On le rencontre principalement chez les malades atteints d’anorexie mentale ou lors d’une grève de la faim. C’est l’évolution extrême d’une dénutrition harmonieuse, sans maladie connexe. Dans le second cas, les muscles vont littéralement fondre, mais pas la graisse. Ainsi, l’enveloppe corporelle va rester un peu ronde. Si l’on est extrêmement dénutri, le corps va même fabriquer des œdèmes, et donc gonfler. Cela ne choque généralement pas la personne, d’autant plus si elle est initialement en surpoids ou en obésité, ce qui la rend d’autant plus difficile à diagnostiquer. Entre ces deux formes antagonistes, entre ce blanc et ce noir, il existe une palette extrêmement étendue de gris.

CLD : Comment devient-on dénutri ?

ÉF : Les conséquences de la dénutrition touchent tout le monde. Il ne faut pas croire que les dénutris sont des SDF, loin de là ! Il y a quinze ans, les patients mourraient du sida. Ce n’était pas à cause du virus, mais parce qu’il n’était plus possible de manger en raison de la douleur provoquée par le contact avec les aliments. [CC1] Aujourd’hui, les sujets les plus exposés sont les malades qui ont un cancer de la gorge, de la bouche, des cordes vocales, c’est-à-dire les maladies provoquant des troubles de la déglutition[CC2]  ;  [CC3] 

CLD : Connaît-on exactement le nombre de personnes dénutries en France ?

ÉF : On ne connaît pas avec certitude le nombre de personnes dénutries en France, car de nombreux cas restent non diagnostiqués. À partir des observations faites dans les hôpitaux et du nombre de malades hospitalisés en France chaque année, on peut reconstituer ce chiffre. Ce chiffre est un minimum puisqu’il ne tient pas compte des personnes dénutries non hospitalisées. À domicile, on compte à peu près 1,5 million de personnes. La prévalence est de 4 à 5 % chez les personnes adultes (18-70 ans), de 6 à 10 % chez les personnes âgées (+ 70 ans) et de l’ordre de 3 % chez les enfants. Pour les personnes en institution (hôpitaux, maisons de retraite, institutions gérant les handicapés mentaux…), elle se situe entre 20 et 40 %, ce qui représente à peu près 300[CC4]  000 patients. On peut donc estimer le nombre de dénutris à deux millions, soit l’équivalent d’une ville comme Paris. [CC5] Or on sait que chez les adultes vivant à domicile et qui sont hors du circuit de soins, le taux de dénutrition peut atteindre 20 %.

CLD : Vous soutenez que l’une des conséquences de la dénutrition c’est le décès. La dénutrition tue ?

ÉF : Une maladie peut souvent en entraîner une autre. Il est ainsi fréquent que la dénutrition complique une maladie préexistante. Si la maladie préexistante est guérissable, la dénutrition va ralentir la guérison. Si la maladie préexistante est handicapante, la dénutrition va alourdir le handicap. Si la maladie préexistante est incurable, la dénutrition va accélérer l’évolution fatale. Les conséquences sont alors multiples : arrêt de croissance chez les enfants, augmentation du risque d’infections, de fractures, des troubles psychologiques, perte d’autonomie, perturbation de l’équilibre, dégradation du tube digestif, du système respiratoire et de la santé bucco-dentaire, de la qualité de vie, et à l’extrême, le décès.

Un proverbe chinois dit « Quand les gros maigrissent, les maigres meurent ». C’est une observation millénaire. Lors des famines ou des grèves de la faim, il ne fait aucun doute que la dénutrition entraîne la mort (en règle générale par une infection foudroyante). Les observations faites chez les animaux ont bien montré que la mort survient généralement dès que l’animal a perdu plus de la moitié de ses muscles. Grâce aux antibiotiques, il est possible de survivre un peu plus longtemps, mais l’issue est toujours fatale en l’absence de renutrition.

En outre, lorsque la dénutrition est secondaire à une autre maladie, on a tendance à faire porter la cause du décès à la maladie initiale, mais la dénutrition joue souvent un rôle majeur dans la diminution des défenses et dans le dysfonctionnement des organes vitaux responsables du décès.

CLD : À quoi attribuez-vous la surdité des pouvoirs publics ?

ÉF : Les contraintes financières sont telles que l’émergence d’un nouveau besoin déstabilise toutes les prévisions de dépense. Admettre qu’il existe 40 % de malades dénutris dans les établissements hospitaliers, puis comprendre qu’ils ne seront pas pris en charge par, c’est se confronter à la nécessité d’embaucher massivement des nutritionnistes et des diététiciens. Dès lors, il est tentant de minimiser le problème, ce d’autant que les pouvoirs publics ne sont pas convaincus que la prévention de la dénutrition coûte réellement moins cher, à terme, que son traitement.

Sans une mobilisation forte de la population, les choses resteront certainement en l’état. Il faut changer les esprits. La prise en charge de la douleur est aujourd’hui un acquis des malades, mais il faut se souvenir qu’il y a une quarantaine d’années la douleur était considérée comme inéluctable et qu’on lui trouvait des explications morales confortées par la peur d’utiliser des médicaments dérivés de la morphine. Dans ce domaine, les esprits ont changé et il paraîtrait scandaleux aujourd’hui à n’importe quelle famille de savoir qu’on laisse souffrir son proche en silence alors qu’il est possible de calmer ses douleurs. Je souhaiterais qu’il en ce soit de même pour toute famille apprenant que son proche a perdu 5 kilos et que personne n’a réagi.

CLD : Sauf que la dénutrition n’est pas douloureuse…

ÉF : C’est tout le problème. La douleur éclate, gronde, fait du bruit mais elle n’affecte que très rarement la survie du malade. La dénutrition, au contraire, affecte gravement le pronostic des malades, mais reste longtemps silencieuse. En ce sens, la dénutrition est plus alarmante, car plus pernicieuse.

CLD : Une prise de conscience est-elle en train d’émerger chez les professionnels de santé ?

ÉF : Timidement. Bien sûr, nos collègues ont entendu parler de dénutrition. Ils reconnaissent ses méfaits, mais sont encore peu sensibilisés à son dépistage précoce ou à sa prévention. C’est souvent lorsqu’ils font le constat de l’échec d’une thérapie qu’ils évoquent la dénutrition comme responsable de cet échec. Mais il est alors trop tard pour une prise en charge nutritionnelle efficace. Demander un avis spécialisé lorsqu’un patient a perdu 10 kilos, c’est bien. Le demander dès que le patient perd 2 kilos, c’est mieux.

CLD : Est-ce possible ?

ÉF : C’est possible si l’on procède à un dépistage systématique et qu’on s’en donne les moyens. Normalement, à l’hôpital, la réglementation nous oblige à peser les malades toutes les semaines, mais en pratique, ce n’est quasiment jamais fait alors que cette étape ne coûte rien. En revanche, dès que vous êtes hospitalisés, on mesure deux fois par jour votre tension et votre température. Ce rituel est-il indispensable ? Je m’interroge, mais pourquoi pas puisqu’il est sans risque et qu’il peut parfois dépister précocement une complication ? Si l’on pesait systématiquement les malades, cela serait déjà une petite révolution.

CLD : En tant que nutritionniste, comment luttez-vous contre la dénutrition au quotidien ?

ÉF : La démarche consiste à établir un diagnostic le plus précocement possible afin d’agir au plus vite. Selon la situation clinique, l’objectif sera plus ou moins ambitieux, et l’on tentera de stopper ou de limiter la perte de poids, pour secondairement espérer une reprise de poids. Ceci peut se faire avec des moyens assez simples au début, notamment en complétant l’alimentation avec des compléments nutritionnels oraux (CNO). C’est possible tant que le malade mange encore raisonnablement.

Mais lorsqu’il s’alimente trop peu ou plus du tout, nous n’avons pas d’autre alternative que de nourrir le malade par voie artificielle, c’est-à-dire à l’aide d’un tube placé dans le corps. De même que l’on ne se pose pas la question de ventiler artificiellement un malade incapable de respirer, il ne faut pas hésiter à nourrir artificiellement. La respiration et l’alimentation sont des fonctions toutes deux indispensables à la vie.

Lorsque le tube par lequel on apporte la nutrition est placé dans l’estomac, on parle de nutrition entérale. Lorsque le tube par lequel on apporte la nutrition est placé dans une veine, on parle de nutrition parentérale. Dans le domaine de la nutrition artificielle, il y a tout un travail d’éducation à réaliser auprès des familles et de certains soignants pour lever les blocages que suscitent trop souvent ces techniques. La pose d’une sonde de nutrition est un exemple typique d’un soin souvent anxiogène alors qu’il n’est absolument pas douloureux. Cela ne veut pas dire qu’il est agréable, mais c’est réellement un geste banal.

CLD : Mais pour éviter d’en arriver là, ne peut-on pas demander au malade de se forcer à manger ?

ÉF : C’est malheureusement ce qu’on lui demande souvent ! Mais c’est impossible et en plus c’est culpabilisant. Si vous ne croyez pas qu’il est impossible de se forcer de manger lorsque l’on n’a pas faim, essayez de remanger un second repas juste après avoir fini de manger un repas copieux.

Cette attitude est donc la meilleure manière pour perdre du temps et rendre la renutrition plus complexe. Nous devons tous (soignants, soignés et leurs proches) être convaincus que rien ne doit retarder le recours à la nutrition artificielle, lorsque ce soin est nécessaire.

CLD : Alors que faire ?

ÉF : Comme le suggère la couleur de mes cheveux, j’ai eu le temps de réfléchir à la question. J’ai tenté différentes stratégies. La première a consisté à former mes collègues en leur expliquant comment diagnostiquer traiter la dénutrition. Je n’ai pas perçu d’opposition à cette démarche mais elle a été inefficace. Deux raisons au moins expliquent cet échec. La première est que l’évolution de la médecine a progressivement transformé les médecins en des techniciens parfaitement centrés sur leur propre spécialité. La seconde est que la nutrition est devenue au fil des innovations techniques une spécialité à part entière. Ajouter à cela les contraintes budgétaires qui poussent à l’efficience (c’est-à-dire à une diminution des durées de séjour), les médecins non-nutritionnistes n’ont ni le temps ni les compétences pour traiter efficacement la dénutrition.

Puisque mes collègues ne pouvaient pas le faire, la seconde stratégie a été d’organiser ce dépistage et cette prise en charge de manière transversale en allant dans tous les services proposer d’assurer ce soin. Je persiste à penser que cette stratégie est la bonne, mais je constate chaque jour que les moyens mis à disposition ne permettent pas d’assurer cette mission. Nous avons alors été nombreux à tenter d’obtenir des moyens supplémentaires, que ce soit au niveau de nos hôpitaux, de nos tutelles régionales (agence régionale de santé) ou nationales (ministère de la Santé). « Se renvoyer la balle » est une expression qui colle assez bien à ce que nous avons vécu.

L’équation est donc en train de se simplifier. Le problème est connu, la solution aussi. Seuls manquent les moyens. Poser le problème sur la place publique pour que les citoyens s’en emparent m’est apparue comme une solution de la dernière chance.

Pour obtenir enfin les moyens de prendre en charge les deux millions de dénutris, nous avons besoin de votre aide. Pour ce faire nous sommes nombreux, venant d’horizons différents à avoir participé à l’écriture d’un manifeste contre la dénutrition. Au-delà du diagnostic, nous sommes force de proposition. Lisez ces textes. Faites-vous votre propre opinion. Participez au débat. Parlez-en à vos proches. Et si vous trouvez que nos propositions sont justes, alors signez ce manifeste. Soyez force citoyenne pour faire avancer cette cause.

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