La dénutrition, un mal silencieux

David le Breton

Professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université de Strasbourg (67), membre de l’Institut universitaire de France, chercheur au laboratoire Dynamiques européennes (67).

Le Collectif de lutte contre la dénutrition : Pourquoi la dénutrition est-elle selon vous aussi fréquente en institution ?

David Le Breton : La dénutrition est un phénomène invisible. Aucun drapeau ne jaillit du corps pour signaler qu’une personne est dénutrie et s’achemine peu à peu vers la mort, hormis l’affaiblissement et la fatigue. En institution, le personnel soignant va remarquer qu’une personne mange relativement peu, mais la plupart du temps, il attribuera ce manque d’appétit à l’âge ou à une pathologie existante, alors qu’il peut être le symptôme d’un mal-être beaucoup plus profond. Cette banalisation explique que la dénutrition soit si tardivement dépistée dans les institutions et qu’elle y prolifère ensuite de manière endémique.

CLD : Comment l’anthropologie peut-elle concrètement participer à la lutte contre la dénutrition ?

DLB : La gustation, c’est-à-dire ce qui fait que l’on apprécie la saveur des aliments, est toujours associée au goût de vivre : quand on perd cet élan vital, on perd également l’envie de manger[1]. Ce lien est universel. Pour manger à sa faim, il faut être porté par la saveur du monde, par le goût de vivre. Or lorsque la personne âgée est enfermée dans une routine institutionnelle où elle ne se reconnaît pas, elle se lasse peu à peu de sa propre existence et perd progressivement l’appétit de vivre.

En tant qu’anthropologue, mon obsession est de comprendre comment restaurer le goût de vivre pour que la personne retrouve l’appétit. Et manger avec appétit, c’est autant savourer un mets que la présence d’un proche. Ce lien se joue en permanence dans nos vies, dès la naissance. Par exemple, si une mère a horreur d’allaiter ou de donner le biberon, le nourrisson le comprend ; il s’alimente moins et développe des pathologies. C’est ce que les psychanalystes appellent « l’accordage » entre la mère et son enfant.

Chez une personne dénutrie, l’alimentation joue donc un rôle essentiel parce qu’elle constitue à la fois un soin et une qualité de présence qui agit à son tour comme un soin. Manger, c’est aussi maintenir le lien.

CLD : Comment redonne-t-on le goût à l’alimentation à une personne dénutrie ?

DLB : Dans nombre d’institutions, on tente de réalimenter la personne dénutrie en la forçant à manger, ce qui est presque aussi délétère que de la laisser s’enfoncer dans la dénutrition. Il faut au contraire redonner le goût à l’alimentation sans violence, en prenant en compte la personne dans sa globalité. Paul Tournier parle de « médecine de la personne », c’est-à-dire d’une médecine qui prête une attention particulière à la relation thérapeutique entre le médecin et le malade. Il s’agit de comprendre comment la maladie s’inscrit dans la trajectoire de vie du patient, ce qu’elle signifie pour lui, afin de l’amener à assumer les choix thérapeutiques et collaborer à leur application. C’est à mon sens la seule manière de lutter durablement contre la dénutrition.

CLD : Si l’on peut alimenter sans violence, peut-on mobiliser sans douleur ?

DLB : La lutte contre la dénutrition implique un changement de paradigme comparable à celui que nous avons connu dans le domaine de la prise en charge de la douleur, dans les années 1990. Pour autant, je crois à « l’optimisme de la volonté » pour citer Antonio Gramsci. Je crois à l’optimisme du cœur et aux forces de résistance.

CLD : Comment y sommes-nous parvenus en ce qui concerne la prise en charge de la douleur ?

DLB : Grâce une révolte des associations de patients face à l’arrogance et au manque d’humanité de la médecine hospitalière. À l’époque, on mettait le malade en fin de vie dans une chambre et on attendait que la mort arrive. L’opinion publique commence à prendre conscience de l’indignité du sort réservé aux patients grâce notamment au livre d’Ivan Illich Nemesis médical ou l’Expropriation de la santé. Dans les années 1990, le combat pour le soulagement de la douleur s’organise peu à peu au sein de la communauté médicale sous l’égide de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. De nombreux médecins se mobilisent pour qu’on ne laisse plus un patient mourir seul dans la souffrance et imposent la création des premiers services de soins palliatifs. Des associations comme Jusqu’à la mort, accompagner la vie (Jalmav) organisent même un réseau de bénévoles afin d’accompagner chaque malade à son chevet. Sous la pression des patients, des médias et des intellectuels, le paysage institutionnel de l’hôpital se métamorphose. Aujourd’hui, il existe des centres antidouleur où les consultations sont organisées par des médecins algologues dotés la plupart du temps d’une solide culture générale. Leur essor ne veut pas dire que les malades ne continuent pas à souffrir, mais nous avons aujourd’hui des médecins de qualité, qui essayent d’associer différents types de traitement et qui sont ouverts à des alternatives comme l’hypnose, la sophrologie, la relaxation, l’homéopathie ou l’acupuncture. C’est pourquoi je suis convaincu qu’un collectif comme celui-ci peut réussir à sensibiliser l’opinion et les services publics à l’enjeu de la dénutrition.

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