La personne âgée ne maigrit pas en vieillissant

Monique Ferry

Médecin des hôpitaux, docteur es sciences de la nutrition, membre du Conseil scientifique de la Société française de nutrition (SFN), chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), expert à la Haute Autorité de santé (HAS) et à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

Le Collectif de lutte contre la dénutrition : Pourquoi la dénutrition est-elle si fréquente avec l’avancée en âge ?

Monique Ferry : Le vieillissement fragilise le sujet vis-à-vis du risque de dénutrition, mais ne la crée pas ; par contre, toute pathologie qui semble banale devient un risque majeur. Chacun vieillit à son rythme, mais le processus reste le même : le vieillissement retentit sur la nutrition, y compris dans sa dimension psychologique, et la nutrition retentit sur la qualité du vieillissement. La bonne nouvelle est qu’un patient aujourd’hui fragile, peut redevenir robuste si l’on associe à sa prise en charge à la fois une alimentation équilibrée et suffisante et la lutte contre la sédentarité. Par exemple, un déficit masticatoire va limiter la production de salive, ce qui va influer sur la perception des saveurs et surtout favoriser les fausses routes, et donc le risque de dénutrition. L’avancée en âge s’accompagne d’une diminution de l’odorat et du goût, qui est accentuée par la monotonie alimentaire et la mauvaise alimentation. Les médicaments jouent également un rôle par leur effet propre sur le goût ou par leur nombre puisqu’ils constituent souvent à eux seuls un véritable repas. Or le vieillissement entraîne une dysrégulation de l’appétit qui empêche le sujet âgé ayant moins mangé de compenser ce déficit énergétique par une augmentation de la faim. La digestion est également plus lente. Mais ce qui caractérise le retentissement physiologique de la nutrition chez la personne âgée est le moins bon rendement métabolique des aliments qui, contrairement aux idées reçues, augmente les besoins énergétiques avec l’âge ! Un pas en avant est plus coûteux en énergie chez une personne âgée que chez un adulte plus jeune. L’environnement va également jouer un grand rôle sur la capacité à faire ses courses, à cuisiner ou à manger lorsqu’on est isolé. Les inégalités de santé, mais également de revenus vont ainsi s’associer au processus de dénutrition.

CLD : Pourquoi la dénutrition est-elle plus inquiétante pour les personnes âgées ?

MF : Chez la personne âgée, la dénutrition entraîne un ensemble de dysfonctionnements en cascade. C’est ce qu’on appelle la « spirale de la dénutrition ». La première conséquence est la diminution des capacités immunitaires, donc de la capacité à se défendre contre les infections qui, lorsqu’elles surviennent, augmentent les besoins. Près de 40 % des personnes âgées sont ainsi hospitalisées pour une conséquence de la dénutrition, la plus habituelle étant l’infection urinaire, la septicémie ou la chute et ses conséquences. L’organisme va alors mobiliser ses réserves protéiques et osseuses pour résister à l’attaque bactérienne. Or les réserves sont quasiment inexistantes chez la personne âgée. C’est donc le capital musculaire qui va être entamé. Cela va se traduire par la fonte de l’ensemble des muscles longs, à commencer par ceux des cuisses, puis du diaphragme, avec pour conséquence une augmentation des pneumopathies. La fonte musculaire des membres inférieurs va être à l’origine d’un moins bon équilibre et augmenter le risque de chutes et donc de fractures, notamment du col du fémur. Les carences vont également influencer les troubles cognitifs, accélérer le vieillissement et l’apparition de pathologies, en particulier cardiovasculaires ou cancéreuses. À terme, les conséquences de la dénutrition sont la perte d’autonomie, qui va favoriser la survenue d’escarres et peut conduire à l’invalidité et au décès si l’on n’intervient pas en temps voulu.

CLD : Quelles solutions pourraient selon vous contribuer à améliorer la situation des patients dénutris ?

MF : Après 75 ans, c’est l’âge où surviennent plus volontiers les maladies chroniques à domicile, mais c’est aussi celui où il est le plus difficile de modifier ses habitudes alimentaires. C’est un vrai défi à relever, car c’est alors le risque de perte d’autonomie qui prévaut. Toute perte de poids involontaire, si minime soit-elle, devient un signal d’alarme. Dans ce cadre, il est fondamental de laisser les personnes qui le peuvent continuer à manger ce qu’elles veulent, pourvu qu’elles continuent à s’alimenter avec envie et plaisir, car comme je le répète depuis des années, il n’y a « pas de retraite pour la fourchette ». Le problème est encore plus complexe lorsque les personnes ont besoin d’être aidées, car il ne suffit pas d’arriver avec de bons sentiments. On sait par exemple que la solitude est pourvoyeuse de dénutrition, mais la convivialité forcée n’est pas toujours la meilleure solution. De même, vouloir empêcher un malade âgé de bouger sous prétexte qu’il est fragile est toujours contre-productif à terme ! Quant au portage des repas, il est comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses… À l’hôpital, la façon dont on propose la nourriture compte parfois autant que la nourriture elle-même. C’est pourquoi il est fondamental de donner au moins un choix à la personne, mais surtout de lui laisser le temps de manger, de ne pas lui proposer quelque chose qu’elle n’a jamais goûté, comme certains plats ou fruits exotiques, et surtout de différencier l’alimentation selon les durées de séjour. Pour cela, il est nécessaire de redonner à l’alimentation son rôle social et convivial et de cesser de la réduire à une « nutrition santé », objet d’une véritable cacophonie difficile à interpréter pour les sujets âgés, mais également pour les personnels soignants, car les trop nombreuses adaptations et simplifications du message nutritionnel l’ont rendu inaudible. Si nous réussissons à relever ce défi, nous aurons gagné notre cause auprès de la population.

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