Se nourrir, c’est être un citoyen à part entière

Alain Bonnineau

Vice-président d’AIDES, première association française de lutte contre le VIH/sida et les hépatites virales en France et l’une des plus importantes au niveau européen.

Le Collectif de lutte contre la dénutrition : Historiquement, l’engagement d’AIDES a d’abord pris la forme d’un accompagnement psychologique des personnes séropositives. Comment vous êtes-vous intéressé à la question de la dénutrition ?

Alain Bonnineau : AIDES a été créée en 1984, aux débuts de l’épidémie de sida, pour répondre à une urgence sanitaire et sociale. À cette époque, le monde médical ignore tout de cette nouvelle maladie, notamment de ses enjeux nutritionnels. C’était la période des pastilles rouges sur les dossiers des patients à l’hôpital : on traitait le sida comme la peste dans d’autres temps, en isolant les malades. Avec l’apparition des premiers tests de dépistage, des individus ne présentant aucun symptôme clinique vont découvrir qu’ils sont séropositifs, qu’ils peuvent développer des infections opportunistes, mais sans savoir quand ni lesquelles. C’est donc d’abord pour répondre à cette angoisse et acquérir une expertise sur la maladie qu’AIDES a été créée.

L’arrivée de la trithérapie, en 1996, représente un tournant dans notre engagement dans la lutte contre la dénutrition, car elle a permis de rendre visible ce phénomène et de comprendre ses liens avec la maladie. On sait aujourd’hui que lorsque notre système immunitaire est attaqué, ses besoins nutritionnels sont augmentés. Si les apports ne sont pas suffisants, notamment en protéines, les conséquences peuvent être dramatiques pour les personnes immunodéprimées. Mais il a fallu attendre 1996 pour prendre la mesure de ce risque : à l’époque, on hospitalisait systématiquement la personne séropositive. Très vite, avec la multiplication des diarrhées et des cas de lipodystrophies, on s’est aperçu que le VIH entraînait des transformations et un affaiblissement du corps. Cette dénutrition rapide et violente, qu’on appelle aujourd’hui « cachexie », a permis de tirer la sonnette d’alarme et de prendre conscience que la prise en charge ne relève pas uniquement d’un traitement médical. C’est à partir de ce moment que l’accompagnement nutritionnel s’est mis progressivement en place et que la lutte contre la dénutrition nous est apparue comme une lutte majeure. Nous avons ainsi organisé une grande manifestation en 1996 en amenant des plateaux-repas sur le parvis d’un hôpital parisien pour sensibiliser l’opinion publique sur la qualité de la nourriture servie aux malades.

CLD : Les liens entre VIH et dénutrition sont-ils encore aussi forts aujourd’hui ?

AB : Les avancées thérapeutiques ont démystifié l’impact du traitement. Aujourd’hui, on est prêt à prendre une trithérapie pour se protéger, donc parler de la dénutrition comme conséquence des traitements peut sembler paradoxal. Pourtant, survivre au VIH aujourd’hui, c’est vivre avec des comorbidités qui amènent à s’interroger sur les limites de l’efficacité des antirétroviraux. Prendre ses traitements et mettre un préservatif, c’est super, mais bien manger et avoir envie de manger, c’est encore mieux ! C’est retrouver sa dignité et devenir un citoyen à part entière. Nous avons établi des partenariats avec des diététiciennes et des nutritionnistes que nous rencontrons lors des universités interrégionales des personnes séropositives (Unir+). Nous essayons également de proposer des idées de recettes sur notre site internet (www.seronet.info) ou dans nos revues (Remaides).

CLD : Les équipes médicales prennent-elles selon vous suffisamment en compte la problématique nutritionnelle ?

AB : Trop peu souvent, malheureusement. La mise en place des hôpitaux de jour permet de suivre un séropositif une demi-journée, et ce une fois par an. La question de la cigarette ou de l’alcool est abordée lors des check-ups avec les professionnels de santé, mais rarement l’alimentation. Le but est de faire le plus de consultations possible. Or il faut prendre le temps de discuter avec un patient pour connaître ses habitudes et pouvoir évaluer son risque nutritionnel. Le médecin hospitalier ne peut pas être le seul intervenant, d’où l’importance d’une implication de l’ensemble des acteurs dans le parcours de soins du patient. La place de l’aide ou de l’intervenant à domicile est donc fondamentale. Lorsqu’on pénètre chez le malade, dans son environnement, on voit ce qui se passe concrètement dans sa vie. Quand un réfrigérateur est vide, on se pose des questions : est-ce un problème d’organisation, d’isolement, de moyens ?

CLD : Quelles sont selon vous les conditions d’efficacité de la lutte contre la dénutrition ?

AB : La question de la dénutrition n’occupera le devant de la scène qu’à partir du moment où les politiques de santé publique feront de l’accompagnement collectif et individuel des personnes une priorité. Mais les recommandations doivent prendre en compte les capacités budgétaires des personnes et leurs spécificités culturelles, avec des propositions adaptées aux modes de vie de chacun. Recommander du filet de bœuf comme apport protéique est certainement très juste du point de vue théorique, mais infaisable pour beaucoup de séropositifs dont près de la moitié vivent sous le seuil de pauvreté.

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